phoenix

Phœnix
Le silence est venu comme la nuit, comme la pluie, et dans l'obscurité seul le claquement des vagues révèle leur présence. Le temps, les éléments effritent avec patience leur carcasse de rouille et de béton. Des hommes les ont posées là, en plein océan, face à la côte. Il y a longtemps, en des temps de fracas et de fureur, de feu et d'acier. Le tumulte s'est tu. La paix enfin, presque l'oubli.
Elles n'ont pas sombré. Au ras de l'horizon, leurs angles durs crèvent le ciel et l'eau, tracent un réseau de lignes, traits et points liés, de la grève au lointain. Géographie de pierre et de fer, dédale de monolithes émergés, désaxés, signes hiératiques qu'un demi-jour effleure, cisaille, estompe.
Un désir de lumière leur redonne la vie. La force d'un regard, celui de Francesca Piqueras, cadre leurs masses essaimées, épure cette architecture nue, brute, à vif. Plonge dans leurs entrailles, concentre avec lucidité surfaces et lignes de force, affirme la convergence du fer et de la pierre, de l'eau, du ciel et de la lumière.
Sa vision grave, incisive, réveille une mémoire de béton et de rouille qui dit la folie des hommes, toujours recommencée. Celle des guerres passées. Et de celles à venir. Parce qu'il en est ainsi. Parce que c'est ainsi, aussi, que naissent et renaissent les Phoenix de pierre.
« Je photographie les luttes, les batailles, les points de rupture que ces structures portent intrinsèquement et qui font certainement écho aux nôtres », explique Francesca Piqueras qui poursuit en Normandie son projet sur les architectures marines en déshérence, avec cette série sur les ruines des caissons Phœnix. Remorquées depuis l’Angleterre et coulées à Arromanches lors du Débarquement, ces structures colossales en béton armé ont permis aux Alliés de construire en trois jours un port artificiel par où transitèrent 2,5 millions d’hommes, 500 000 véhicules et 4 millions de tonnes de matériel.
Francesca Piqueras nous avait déjà révélé la force architecturale et la puissance allégorique des plateformes pétrolières, des cargos démantelés au Bengladesh ou échoués en Mauritanie et des forts militaires abandonnés en Mer du Nord.
La photographe métamorphose ici ces vestiges de la dernière Guerre Mondiale en monolithes de mémoire brute, inexorablement rongés par les vagues. En naufragés de toutes nos batailles : celles des hommes entre eux, celles qui les oppose à la nature, celles qu’ils livrent contre le temps. Son esthétique lucide et implacable, la synthèse visuelle qu'elle opère en confrontant sa vision à la réalité préfigurent ce qu'il peut advenir de nos sociétés. Une démarche structurée à l'extrême qui la mène en permanence à la recherche des artefacts délaissés de l'ère post-industrielle, le constat fulgurant d'un monde à la dérive, semé de structures titanesques et déchues.
Si ses photographies reflètent notre incapacité d'humains à appréhender notre condition terrestre, elles nous immergent néanmoins dans la grandeur et la beauté dont nous sommes capables, et laissent un vaste espace de liberté où s 'inscrivent la possibilité du doute constructif et d'un espoir en gestation. Les cendres d'où renaît peut-être le Phœnix.
Joel Halioua
Silence Arrived Like Night
Silence came like night, like rain, and in the darkness, only the crash of waves reveals their presence. Time and the elements patiently wear away their rusted and concrete carcasses. Men placed them here, in the open ocean, facing the coast. Long ago, in a time of turmoil and fury, of fire and steel. The chaos has quieted. Peace, at last—almost forgotten.
They did not sink. At the edge of the horizon, their sharp angles break through sky and water, drawing a network of lines, strokes, and points connecting the shore to the distance. A geography of stone and iron, a maze of monoliths, tilted and emergent, hieratic symbols brushed, slashed, and blurred by the half-light.
A yearning for light breathes life back into them. The power of a gaze—Francesca Piqueras’ gaze—frames their scattered masses, distills their raw, naked architecture, and strips them to their essence. Her lens dives into their depths, sharply focusing on surfaces and lines of force. She asserts the convergence of iron, stone, water, sky, and light.
Her solemn, incisive vision awakens a memory of concrete and rust, speaking to the madness of humanity—a madness that endlessly repeats itself. Of wars fought and wars yet to come. Because this is how it is. Because this is how, too, the stone Phoenix is born and reborn.
“I photograph the struggles, the battles, the breaking points that these structures intrinsically carry, which undoubtedly echo our own,” Francesca Piqueras explains. She continues her project on forsaken marine architecture in Normandy, with this series on the ruins of the Phoenix caissons. Towed from England and sunk at Arromanches during the D-Day landings, these colossal reinforced concrete structures enabled the Allies to build, in just three days, an artificial harbor through which 2.5 million men, 500,000 vehicles, and 4 million tons of supplies passed.
Francesca Piqueras had already unveiled the architectural power and allegorical strength of oil platforms, dismantled cargo ships in Bangladesh, shipwrecks in Mauritania, and abandoned military forts in the North Sea.
Here, she transforms the remnants of the Second World War into monoliths of raw memory, relentlessly eroded by the waves. They are the shipwrecks of all our battles—battles between humans, battles against nature, and battles against time itself.
Her lucid and relentless aesthetic, the visual synthesis she achieves by confronting her vision with reality, foreshadows what might become of our societies. It is a highly structured approach that constantly drives her to seek the abandoned artifacts of the post-industrial era—a striking testament to a world adrift, littered with titanic and fallen structures.
While her photographs reflect humanity’s inability to fully grasp its terrestrial condition, they also immerse us in the grandeur and beauty we are capable of creating. They leave vast spaces for constructive doubt and burgeoning hope—ashes from which the Phoenix may yet rise.