Présentation par Joel Halioua

 

Francesca Piqueras a, une décennie durant, photographié d’étranges fossiles technologiques échoués sur les rivages des mers et des océans du globe. Elle est entrée, avec nous, dans l’Anthropocène. Une ère façonnée par l’homme, une époque au sens géologique où les traces d’une activité industrielle en perpétuel renouvellement se lisent à l’œil nu, à même la surface du globe, sans qu’il soit nécessaire d’explorer les strates d’un âge disparu. Nul archéologue ne se penchera sur ces carcasses : elles appartiennent à un présent qui transforme, engloutit et régurgite dans un même élan les obscurs outils d’un âge de fer et de béton. Sa vision sensible continue d’interroger sans le juger ce conflit incessant entre construction et déliquescence, création et effondrement, où nature et humanité s’affrontent en un combat sans vainqueur. Francesca Piqueras sait capter le jeu subtil entre équilibre et déséquilibre, entre ordre et entropie. Ses cadrages animent et mettent en tension les flux antagonistes qui s’ignorent et se combattent, coexistent et se répondent : d’un côté, l’inventivité prodigieuse de l’homme, de l’autre, la puissance irrépressible de la nature. En créant ainsi une dimension à la fois objective et émotionnelle, elle définit un espace hors du temps mais profondément ancré dans notre époque, qui préfigure l’accélération vers le chaos des origines, en un cycle im- muable. Une vision qui prend littéralement un sens métaphysique, à la limite de la prophétie. Si la matière se désagrège et se dilue, si elle porte les traces du passage éphémère de l’humanité, c’est pour mieux accentuer sa possible métamorphose, en une re-création indépendante à la fois des lois de la nature et de la main de l’homme.

Ses photographies marquent ainsi l’émergence d’une architecture arbitraire, sans but apparent ou signification directe, qui s’anime d’une vie propre, formes abstraites et anachroniques réinventées par la fantaisie des éléments. Dans cette géométrie spontanée, les éléments, qu’ils soient fluides ou solides, délimitent un univers à la fois onirique et réel, indifférent à notre existence. Les structures qui en résultent appartiennent à un processus créatif hors de notre compréhension de l’ordre du monde, naturel ou humain. C’est cette existence parallèle que Francesca Piqueras a choisi d’explorer. Ce constat d’une extrême acuité invite à une relecture de notre époque, une mise en lumière de la contraction du temps lui-même, qui s’emballe et s’enraye dans une même mécanique, accélérée le passé et comprime le futur. Un temps de progrès qui broie et jugule indifféremment le feu, la roche, l’eau et les hommes. Entre les cicatrices à vif d’une transmutation brutale et la fragilité de notre condition humaine, les monuments improbables de Francesca Piqueras règnent en silence sur une scène absurde, et expriment avec force l’esthétique insolite, intemporelle, mais fondamentalement inventive d’une archéologie contemporaine. Chacune de ses photographies vibre d’une sourde énergie empreinte de douceur, où les turbulences de l’homme et des éléments se télescopent et se répondent. Mais la violence symbolique de ces architectures conquérantes contraste avec une lumière subtile, toujours changeante, presque rebelle. Et cette lecture si particulière de la relation ambiguë entre l’humain et les paysages terrestres ou marins confère à cette narration onirique un équilibre délicat entre abstraction et figuration, où le temps n’est jamais figé mais seulement suspendu, encore indécis sur ce que réserve l’avenir.   

 

 

 For a decade, Francesca Piqueras photographed strange techno- logical fossils washed up on the shores of the world’s seas and oceans. She inaugurates, with us, the Anthropocene. An era shaped by man, an era in the geological sense where the traces of an industrial activity in perpetual renewal can be read with the naked eye, on the surface of the globe, without the need to explore the strata of a vanished age. No archaeologist will look at these carcasses: they belong to a present which transforms, swallows up and regurgitates in the same impulse the obscure tools of an age of iron and concrete. Her sensitive vision continues to question without judging this incessant conflict between construction and decay, creation and collapse, where nature and humanity confront each other in a battle without winner. Francesca Piqueras knows how to capture the subtle play between balance and imbalance, between order and entropy. Its framings ani- mate and put in tension the antagonistic flows which ignore and fight each other, coexist and respond to each other: on one side, the pro- digious inventiveness of man, on the other, the irrepressible power of nature. By creating a dimension like this, that is both objective and emotional, Francesca Piqueras defines a space outside of time howe- ver deeply anchored in our era, which prefigures the acceleration towards the chaos of origins, in an immutable cycle. A vision which literally takes on a metaphysical meaning, bordering on prophecy. If matter disintegrates and dilutes, if it bears the traces of the ephemeral passage of humanity, it is to better accentuate its possible metamor- phosis, into a re-creation independent of both the laws of nature and of the hand of man. Thus, Francesca Piqueras photographs mark the emergence of an arbitrary architecture, without apparent purpose or direct meaning, which takes on a life of its own, abstract, and anachronistic forms rein- vented by the fantasy of the elements. In this spontaneous geometry, the elements, whether fluid or solid, delimit a universe that is both dreamlike and real, indifferent to our existence. The resulting struc- tures belong to a creative process outside our understanding of the world’s order, natural or human. It is this parallel existence that Francesca Piqueras chose to explore. This extremely acute observation invites a rereading of our time, a highlighting of the contraction of time itself, which races and stops within the same mechanism, accelerates the past and compresses the future. A time of progress which crushes and curbs fire, rock, water, and men indifferently. Between the raw scars of a brutal transmuta- tion and the fragility of our human condition, the improbable monu- ments of Francesca Piqueras reign silently over an absurd scene, and forcefully express the unusual, timeless, but fundamentally inventive aesthetic of an archeology contemporary. Each of her photographs vibrates with a muted energy imbued with gentleness, where the turbulence of man and the elements collide and respond to each other. But the symbolic violence of these conque- ring architectures contrasts with a subtle, always changing, almost rebellious light. And this very particular reading of the ambiguous relationship between humans and terrestrial or seascapes gives this dreamlike narration a delicate balance between abstraction and figu- ration, where time is never frozen but only suspended, still undecided on what the future holds.