l'architecture intérieure

Pourquoi architecture intérieure ? Que nous disent du ressenti de l’artiste ces énormes structures d’acier en mer? Comment ces décors inhospitaliers peuvent-ils devenir une source féconde d'inspiration pour Francesca Piqueras ? Comment arrivent-ils à créer les conditions qui lui permettent de composer sa propre architecture du silence, de la lumière, de l’eau et de la rouille – une esthétique sans concession ?
Pour beaucoup, une œuvre d’art – et en particulier une photographie – doit “décrire”, raconter ou représenter quelque chose. De ce point de vue, il semblerait évident que cette série de photos – impressionnantes par leur beauté brute – mette en évidence un drame humain, une histoire qui peut être appréhendée, interprétée ou comprise. L’agression délibérée par l’Homme sur le paysage naturel ? La course incessante pour produire des machines, des poulies destinées à satisfaire des appétits sans limite ? Autant d’arguments possibles pour expliquer ces portraits : des structures gigantesques dressées comme d’énormes bêtes préhistoriques sur des eaux jadis limpides...
Des instruments massifs qui prennent la lumière sur leurs flancs, qui rouillent avec le temps et les agressions de l’eau, du sel et du vent, et qui aspirent de précieuses ressources enfouies sous les eaux au risque de détruire la planète !
Mais est-ce réellement la motivation de Francesca Piqueras quand elle exécute ces portraits saisissants ? En discutant avec elle, je ne doute pas qu’il y ait un objectif affirmé dans le choix de ses sujets. Ce sont des carcasses gigantesques de bateaux échouées qui gisent le long des côtes du Bangladesh ou de la Mauritanie – dépouillées et corrodées – sont à chercher ailleurs.
L’architecture intérieure
Leur éloquence ne réside pas dans ou ce sont d’imposantes plateformes d’acier sur la mer d’Ecosse. L’éloquence des objets qu’elle choisit de photographier permettrait d’illustrer une ou plusieurs histoires. Cependant, je suis convaincue que ceux-ci sont tout sauf des illustrations – que le drame et la force de ses images l’anecdote ou le commentaire – le récit ou la légende – mais plutôt dans la volonté de transformer le monde extérieur, de le recréer à partir d’un ordre – d’une architecture – qui va au-delà de la narration. Il est normal que l’œil humain lutte pour connecter avec la raison – pour donner du sens aux messages laissés par d’autres, des signes créés pour insinuer ou expliquer. Depuis les peintures des grottes de Lascaux jusqu’au flot d’images dont nous dépendons chaque jour pour guider et orienter nos vies et nos actions – traverser une rue, conduire une voiture ou lire un livre – notre esprit est programmé pour interpréter et « com-prendre ».
Le pouvoir libérateur de l’Art réside précisément dans la possibilité de contester cette lutte – d’exprimer sans expliquer, d’inciter sans signifier. C’est ici, dans cette conjoncture critique, ou l’objet délaisse l’anecdote – l’obligation de relayer ou de rapporter. Et ce faisant, il retrouve la liberté de vibrer à un niveau où la compréhension cède à la transmission, où l’explication laisse place à l’inspiration. Dans ces photos il est, bien sûr, tentant de se focaliser sur la beauté abstraite de la lumière, de la couleur et de la texture – sur le reflet étonnant du soleil sur l’eau ou l’intensité dramatique du ciel écossais. Mais ce n’est pas, à mon avis, le propos de ces images. Elles sont, au contraire, cadrées soigneusement pour contourner l’anecdote et le simple plaisir de l’œil.
Voilà, donc, le territoire de Francesca Piqueras – l’architecture intérieure qu’elle construit et transmet à travers ses photographies. Ses œuvres vibrent avec l’essence même de l’aventure. Mais c’est une aventure singulièrement personnelle et sérieusement rigoureuse. Elle est en quête de paysages inhospitaliers et de sites lointains, en un véritable rituel de purification. Non pas un voyage vers quelque chose, mais plutôt un éloignement du monde banal, du monde ordinaire.
Comme il en va du merle de Wallace Stevens, ce n’est pas tant la question du sujet, que la façon de percevoir – non pas la qualité de l’image mais la beauté de la suggestion. Voilà le pouvoir subtil de Francesca Piqueras : transmettre une sensation qui est encore plus séduisante dès que l’on détourne le regard.
Christine GRAVES
Why Interior Architecture?
The massive steel structures scattered across seas and landscapes, captured through Francesca Piqueras’ lens, tell us more about the artist’s inner world than the objects themselves. These abandoned and decaying constructions, marked by rust, salt, and time, are not merely remnants of human ambition—they are vessels for something deeper: a silent dialogue between decay and resilience, an architecture of light, water, and silence.
At first glance, it might seem obvious to interpret these images as a critique: humanity’s relentless intrusion into nature, its insatiable appetite for production, or the environmental cost of extracting resources from fragile ecosystems. Indeed, these gigantic, prehistoric-like machines rising from once-pristine waters—now corroded and weather-beaten—could easily symbolize a tragedy: the arrogance of humanity and its inevitable failure.
But is this truly the motivation behind Francesca Piqueras’ striking portraits?
Beyond Narration
In speaking with the artist, it becomes clear that her intent goes far beyond documentation or commentary. The massive wrecks along the shores of Bangladesh or Mauritania, the steel platforms dotting Scotland’s seas, or the ships stripped and corroded by the elements are not meant to tell a single, linear story. While these objects might suggest various narratives, Piqueras’ photographs do not rely on anecdote or explanation. Her art transcends storytelling and ventures into a realm of transformation—recreating the external world through an interior order, an architecture that defies conventional narration.
As humans, we are conditioned to seek meaning and order in images, to interpret and understand the signs left behind by others. From the cave paintings of Lascaux to the constant stream of images that guide our daily lives—crossing a street, reading a map, consuming media—our minds are programmed to com-prehend.
Art, however, has the unique power to resist this impulse. It can express without explaining, provoke without signifying, and inspire without concluding. In this tension lies the essence of Francesca Piqueras’ work.
An Aesthetic of Inhospitality
Piqueras’ chosen landscapes are cold, distant, and unwelcoming. Yet they radiate a strange, haunting beauty. They do not invite viewers to step into their world but challenge us to confront our perceptions. Her carefully framed compositions avoid the temptation of mere visual pleasure. Instead, they strip the subject of its anecdotal weight, creating a space where the viewer can connect with something more profound—an interior resonance, a pure aesthetic vibration.
The Artist’s Territory
This is Francesca Piqueras’ domain: the interior architecture she constructs through her photographs. Her works vibrate with the essence of adventure—not outward exploration, but an inward journey. It is not a quest toward something, but a retreat from the ordinary, the banal.
Like Wallace Stevens’ blackbird, the power of Piqueras’ art lies not in the subject itself, but in how it is perceived—not in the literal quality of the image, but in the evocative beauty of suggestion. Her photographs, stripped of anecdote, allow the viewer to feel without the burden of explanation, to experience without resolution.
The subtle power of Francesca Piqueras lies in this: to transmit a sensation that lingers, growing more captivating as we look away.
— Christine Graves