l'architecture de l'absence

Wrecks
Plus grands objets mobiles jamais construits par l’homme, les bateaux sont des monuments vagabonds. Ils ont la majesté des choses énormes et lentes. Voûtes, citernes, ballasts, passerelles et passages dérobés, secrètes alvéoles, hauts cintres de fer, retentissant des échos de la tôle qui se déforme comme sous un coup de poing gigantesque, des borborygmes de l’eau... Tuyauteries, câbleries, lourds panneaux coulissant sur l’ombre des cales, machines battant lentement dans les profondeurs chaudes, grandes fleurs de bronze des hélices. Labyrinthes, cachots piranésiens, forteresses voguant comme les nuages. Architectures géantes, que nomme un lexique ésotérique, barrots, baux et bauquières, porques et serres, membres, préceintes, varangues... Regardez ces minuscules silhouettes qu’une des photos de Francesca Piqueras nous montre au pied de la muraille d’une coque : ces créatures infimes, ce sont des hommes. Au-dessus se dresse une cathédrale de métal, avec ses arcs et ses orgues d’acier bouton-d’or. Il y a quelque chose de pathétique (et presque d’invraisemblable) dans le spectacle des colosses échoués parmi le dédale des flaques d’eau miroitante, comme n’importe lequel des menus déchets qu’abandonne derrière elle la marée, bouteilles vides, débris de plastique, bois flottés, frange de varech. Une partie de la fascination de ces images vient de là : quelque chose n’est pas à sa place, il y a là-dedans de la catastrophe, au sens grec, originel, de katastrophê : bouleversement, renversement de l’ordre des choses.
Sur certaines photos, cette catastrophe prend l’apparence prévisible du chaos. Les épaves gisent en vrac, tas de ferraille jonchant le glacis noir de la vase. Une échelle en accordéon escalade tant bien que mal une paroi de tôle froissée, gondolée, maculée, l’ouverture découpée d’une porte laisse paraître, derrière le premier plan de gadoue et de métal, des arbres grêles. Renversé, un tronçon de coque expose toute une tripaille de tuyauteries arrachées.
Cela tient de la décharge et de la casse, de la mise à sac. Il y a du laisser-aller, du débraillé dans ces dévastations. Un château arrière à demi démoli montre, autour de la haute crypte de la salle des machines, le fouillis que révèlent les immeubles éventrés par un tremblement de terre. Un bulbe cabossé, rouge, fait un nez de clown (ou une bosse de Polichinelle) à un vraquier désossé. Mais ce qui frappe dans d’autres photos c’est au contraire, et paradoxalement, le caractère ordonné de la destruction. Traits de découpe tirés au cordeau, révélant des géométries parfaites. C’est alors une destruction construite, si l’on peut dire, qui est donnée à voir. Un couple (c’est ainsi qu’on nomme chacune des sections transversales de la coque) se dresse, symétrique, barré d’un lourd linteau tel un torii japonais. L’espace qu’il ouvre et borne est comme un espace sacré, où ce qui s’aperçoit –la poupe d’un grand navire, un pétrolier sans doute- semble préparé pour le sacrifice plutôt que le démantèlement. Le brun-rouge du métal, aux reflets de laque et d’acajou, renforce l’esthétique japonisante. Une haute plaque de tôle d’un rouge de sang, de rouille, appuyée sur des arcs- boutants courbes, se dresse comme un totem : c’est une forme puissante, pure, parfaite. Une autre pièce (il s’agit en fait de la même, je crois, vue d’un autre côté) offre l’apparence d’une sorte de gibet strié, ou bien encore d’une lettre de quelque alphabet de géants. Une coque tranchée présente une section de métal couleur de pain brûlé, entre brun et mauve, rideau de ferraille vertigineux, côtelé comme un velours, blasonné de l’empreinte géométrique de formes disparues. (Quel prodigieux décor de théâtre cela ferait ! Pour une tragédie, certes, pas pour une comédie de boulevard.)
Il faut parler de la beauté des couleurs. Si sculpture et architecture trouvent dans ces ruines de quoi exciter leur imaginaire, la peinture aussi. Rouge des œuvres vives, ou plutôt un rose profond, compliqué, entre fraise, capucine et grenadine, rincé de blanc, piqué parfois de taches violettes, zébré ailleurs de coulures sombres, moucheté de concrétions blanches, tamponné de mousses vertes, soulignant le bleu-noir d’une coque dont la découpe révèle un ruché de tôles peintes d’un ocre éclatant, de pollen ou de jaune d’œuf. Blanc des superstructures, argent des gaines, tôle nervurée d’un mauve brumeux. Les bandes horizontales de terre de Sienne, d’orange brûlée, de brun ambré, qui colorent un panneau de cale ouvert, lui donnent vaguement l’apparence d’un tableau de Rothko. Palette d’acier, de ciel et de vase. Partout de grands pans d’ombre s’enfoncent entre les plages de couleurs vives.
Cela se passe, cet équarrissage grandiose, au Bangladesh, près de Chittagong. On a peine à croire que ces architectures gigantesques vont être minutieusement découpées en morceaux assez petits pour que des hommes puissent les porter jusqu’à la terre ferme, on ne peut concevoir le nombre inouï d’allers et retours que les fourmis humaines devront accomplir pour les faire disparaître (on n’ose imaginer non plus au prix de quelles souffrances.) Des colosses de pierre il reste toujours quelque trace, les vestiges de Rome hérissaient encore la campagne quand les bergers y menaient leurs chèvres, pyramides et sphinx ensablés ont franchi les millénaires ; de ces immenses ruines métalliques, un jour il ne restera rien, juste un sillon dans la vase, l’empreinte d’un Léviathan que la prochaine marée effacera. Et ces photos.
Olivier Rolin
Wrecks
The largest mobile objects ever constructed by humans, ships are wandering monuments. They possess the majesty of things that are both immense and unhurried. Vaults, tanks, ballasts, gangways, secret passages, concealed cells, towering iron ribs reverberating with the echoes of metal buckling as if under a giant's punch, the gurgling of water... Pipes, cables, heavy panels sliding through the shadow of the holds, engines beating slowly in their warm depths, the bronze blossoms of massive propellers. Labyrinths, Piranesian dungeons, fortresses drifting like clouds. Gigantic architectures, named with an esoteric lexicon: beams, deck beams, shelf brackets, floors, futtocks, frames, stringers, keelsons... Look at the tiny silhouettes that Francesca Piqueras’ photos show at the foot of a hull’s wall—these infinitesimal creatures are human beings. Above them rises a cathedral of metal, with its arcs and buttercup steel pipes.
There is something poignant (and almost implausible) in the sight of these beached colossi scattered among the maze of glistening puddles, like any other debris left behind by the tide: empty bottles, plastic fragments, driftwood, a fringe of seaweed. Part of the fascination of these images stems from this: something is out of place. Here lies a catastrophe in the Greek, original sense of katastrophê: upheaval, a reversal of the natural order.
In some photos, this catastrophe takes on the expected form of chaos. Wrecks lie in disarray, piles of scrap metal strewn across the black glacial mud. A crumpled accordion ladder clings awkwardly to a wrinkled, warped, and grimy steel wall; through a jagged doorway cut into metal, frail trees can be glimpsed beyond the foreground of sludge and machinery. An overturned section of hull reveals an entire jumble of torn-out piping.
It’s a mix of scrapyard and salvage operation, a spectacle of ransacking and disorder. A half-destroyed stern reveals, around the towering crypt of the engine room, the clutter of debris reminiscent of buildings gutted by earthquakes. A dented red bulbous structure resembles a clown's nose—or perhaps Punchinello’s hump—on the broken carcass of a freighter. Yet in other photos, paradoxically, what stands out is the orderly nature of the destruction. Laser-straight cuts reveal perfect geometries. It’s a destruction that feels almost constructed.
A frame (the term for each transverse section of the hull) stands upright, symmetrical, topped by a heavy lintel resembling a Japanese torii. The space it frames feels sacred, where the stern of a large ship—a tanker, perhaps—appears to be prepared for sacrifice rather than dismantling. The reddish-brown hue of the metal, lacquered with reflections reminiscent of mahogany, adds to the Japanese aesthetic. A tall steel plate, blood-red with rust, propped on curved buttresses, rises like a totem: a form that is powerful, pure, and perfect. Another piece (likely the same, viewed from a different angle) looks like a striated gallows or a letter from some alphabet of giants.
A sliced hull section displays layers of burned-toast-colored metal, somewhere between brown and mauve, forming a vertiginous curtain of ribbed steel, stamped with geometric impressions of vanished shapes. (What a magnificent theatrical set it would make—for a tragedy, of course, not for lighthearted comedy.)
One must speak of the colors' beauty. If sculpture and architecture find inspiration in these ruins, so too does painting. The red of the underwater hull, or rather a deep, complex pink somewhere between strawberry, nasturtium, and grenadine, washed with white, occasionally flecked with violet stains, streaked with dark drips, speckled with white concretions, dabbed with green mosses, all highlighting the blue-black of a hull whose cutaway reveals a honeycomb of ochre-painted steel, pollen-yellow or egg-yolk bright. The white of the superstructures, the silver of ducts, the mauve mistiness of ribbed steel plates. Horizontal bands of burnt sienna, fiery orange, and amber brown color an open hold panel, giving it the faint appearance of a Rothko painting. A palette of steel, sky, and silt. Vast swaths of shadow sink between patches of vivid color.
This grand dismemberment takes place in Bangladesh, near Chittagong. It’s hard to fathom that these gigantic architectures will be meticulously sliced into pieces small enough for men to carry to shore—impossible to grasp the sheer number of back-and-forth trips these human ants will have to make to make them disappear (or to imagine the toll this will take on their bodies). Stone colossi always leave traces; Rome’s ruins still dotted the countryside when shepherds grazed their goats there, and pyramids and sphinxes, though buried in sand, have survived millennia. But of these immense metallic ruins, one day nothing will remain—just a groove in the mud, the imprint of a leviathan that the next tide will erase. And these photographs.
Olivier Rolin