fort

Fort
Ce sont des machins qui ressemblent à des machines. Vraisemblablement, elles ont été conçues par des ingénieurs, dessinées par d’autres ingénieurs, fabriquées, assemblées, équipées, installées là, à une distance, impossible à mesurer, d’un rivage, ou d’un îlot vivable, naturel ou artificiel. On les a entretenues, réparées. Elles faisaient sans doute du bruit, crachaient peut-être de la fumée. Des humains s’y sont rendus - équipes de jour, puis de nuit ? Ils y ont procédé aux manœuvres auxquelles elles étaient destinées à servir. Car elles servaient. A détruire ou à construire quelque chose. Photographiées par Francesca Piqueras, elles semblent ne plus servir à rien ni à personne. Ce sont des insectes, des échassiers, des top models, des extra-terrestres qui ont poussé là tout seuls, et qui, bustes lourds perchés sur des jambes comparativement graciles, attendent.
La mer, autour, a l’air froide, uniquement réchauffée par leur couleur rouille. Couleur d’origine ou oxydation ? Ils attendent comme des objets, inanimés, c’est-à-dire peut-être sans âme, en tout cas sans conscience du temps qui passe sans que cesse leur attente.
Ils nous regardent patiemment, tantôt isolés, tantôt regroupés dans un pathétique effort pour rompre cet isolement : parce que la nuit tombe ? parce que la mer s’est encore refroidie ? parce que les nuages, ou le soleil qui soudain les troue les menace ? parce que se forment parfois entre eux des alliances, des familles ?
Ils vieillissent. Personne ne vient. A une distance elle aussi impossible à mesurer, paraît plantée leur matrice, plus large, plus tankée, soutenue par deux gros piliers. Ce n’est pas elle qu’ils attendent. Elle, c’est une ruine qui couve des épaves. Ils ne sont pas tout à fait orphelins, c’est déjà ça.
Il y a, dans un jeu vidéo culte qui s’appelle Myst, plusieurs mondes où ces bestioles anthropomorphes aux rouages grippés pourraient vivre, des mondes mal situés, entourés d’eau, reliés à rien, des îles mécaniques elles aussi hors
d’usage : le joueur y mène une quête, fait tourner des roues grinçantes, déniche des chaînes, manipule des leviers arthritiques, appuie sur des boutons qui gémissent vainement. Mais s’il réfléchit vraiment, et y passe suffisamment de nuits blanches, le métal lentement se réveille, un engrenage se met en marche, une aiguille, sous un cadran de verre piqué, tressaute, une porte épaisse aux gonds sonores s’entre-ouvre : une partie de la partie est gagnée.
« Fort », nous dit Francesca. Comme, sûrement, ce n’est pas pour railler la robustesse dérisoire, rongée par le sel, l’utilité défunte de ses créatures aux yeux de fer braqués sur nous, est-ce qu’elle nous demande de croire à leur imminente résurrection ? Ou plutôt qu’elle rend hommage à leur constance passive, à cette inertie apparente, démentie par leur regard sur nous, et nous invite à leur rendre ce regard, dans un échange qui, sans l’achever, distraira leur attente ?
Julie Wolkenstein - Janvier 2014
Fort
These are contraptions that resemble machines. Presumably, they were conceived by engineers, designed by other engineers, manufactured, assembled, equipped, and installed out there—at a distance impossible to measure—from a shoreline or a habitable island, natural or artificial. They were maintained, repaired. They likely made noise, perhaps spat out smoke. Humans went to them—day shifts, then night shifts? They performed the operations these machines were meant to serve. Because they did serve. To destroy or to build something.
Photographed by Francesca Piqueras, they now seem to serve no one and nothing. They are insects, wading birds, supermodels, extraterrestrials that somehow sprang up on their own. Heavy torsos perched on comparatively delicate legs, they wait.
The sea around them seems cold, warmed only by their rust-colored hue. Original paint or the work of oxidation? They wait like objects—lifeless, possibly soulless, and certainly oblivious to the passage of time that stretches endlessly before them.
They gaze at us patiently, sometimes alone, sometimes huddled together in a pitiful effort to break their isolation. Why? Because night is falling? Because the sea has grown colder still? Because the clouds, or the sudden threat of the piercing sun, loom over them? Because, perhaps, alliances or families sometimes form among them?
They age. No one comes. At an equally unmeasurable distance, their matrix stands—larger, anchored, supported by two thick pillars. But they are not waiting for it. That one is a ruin brooding over wrecks. They are not quite orphans, at least. That’s something.
In the cult video game Myst, there are worlds where these anthropomorphic creatures with rusted gears could exist—disjointed worlds surrounded by water, connected to nothing, mechanical islands also rendered obsolete. The player embarks on a quest there, turning creaky wheels, uncovering chains, manipulating arthritic levers, pressing buttons that groan in vain. But if they think hard enough, and sacrifice enough sleepless nights, the metal slowly stirs to life. A gear shifts, a needle on a speckled glass dial flickers, a heavy door creaks open on its hinges: part of the journey is complete.
"Fort," Francesca tells us. Surely, she is not mocking the futile robustness, corroded by salt, the defunct utility of these creatures with iron eyes fixed upon us. Is she asking us to believe in their imminent resurrection? Or is she instead paying homage to their passive constancy, their apparent inertia belied by their gaze upon us—inviting us to meet their gaze in return?
In this exchange, perhaps, we might offer a fleeting distraction to their endless wait.
— Julie Wolkenstein, January 2014
Pieuvres de métal
Ce qui frappe dans l’œuvre de Francesca Piqueras, année après année, c’est sa fidélité au sujet paradoxal : la nature envahie par la main de l’homme, des constructions à l’abandon, la sourde et lente déliquescence d’une ambition industrielle ou politique depuis longtemps caduque. Avec « Fort », Francesca Piqueras poursuit son aventure visuelle dans une veine toute britannique. Après le Bengladesh et la mer du Nord, c’est en effet près de Londres que nous conduisent ces photographies presque fantastiques. Dans une couleur toujours tissée de ciels et d’ocre, qui rappelle les navires en déconstruction et les plateformes mortifères de ses précédentes expositions, Francesca Piqueras capte les insolites forts Maunsell (du nom de leur architecte), qui surgissent dans l’estuaire de la Tamise. Victor Hugo aurait été conquis : on dirait le décor d’un chapitre de L’Homme qui rit. Construites par la Royal Navy pendant la Seconde Guerre Mondiale pour combattre une invasion allemande, à l’abandon depuis la fin des années cinquante, ces tours se dressent telles de véritables pieuvres de métal. La photo de Francesca Piqueras a su saisir le paradoxe de leur vocation et du calme de la mer. L’inquiétante alchimie de l’eau, du fer et de l’air, et jusqu’au béton de ce totem, sorte de temple japonais à demi englouti comme une Atlantide – cette alchimie fonctionne à merveille dans le cadre retenu par la photographe. Toujours attentive à l’esthétique érectile de ses sujets, Francesca Piqueras nous émeut, une fois de plus, en superposant une œuvre involontaire de plasticien, de sculpteur, à l’outil d’une tactique politique et guerrière.
De l’aube au crépuscule, la lumière entraîne cette ville morte éparpillée dans une légende mi-aquatique mi-onirique, une lumière qui n’appartient qu’au talent de Francesca Piqueras, et qui ne vit que grâce à ses choix toujours visionnaires. Célébrant la victoire de la nature sur l’arrogance et la peur des hommes, cette nouvelle exposition nous invite à suivre le fil ocre que tisse son séduisant auteur depuis des années, magnifique frontière entre notre monde fragile et la beauté des songes debout.
Stéphane Héaume – Janvier 2014
Metal Octopuses
What strikes one in the work of Francesca Piqueras, year after year, is her unwavering commitment to a paradoxical subject: nature invaded by the hand of man, abandoned constructions, the slow and silent decay of long-obsolete industrial or political ambitions. With Fort, Francesca Piqueras continues her visual journey in a distinctly British vein. After Bangladesh and the North Sea, her latest photographs—almost fantastical—take us near London.
Rendered in her signature palette of skies and ochres, reminiscent of dismantled ships and the deadly platforms of her previous exhibitions, Francesca Piqueras captures the unusual Maunsell forts, named after their architect. Rising from the Thames estuary, these structures would have captivated Victor Hugo—they seem to belong to a chapter from The Man Who Laughs. Built by the Royal Navy during World War II to fend off a German invasion, abandoned since the late 1950s, these towers stand like true metal octopuses.
Francesca Piqueras’ lens seizes the paradox of their militaristic purpose juxtaposed against the calm of the sea. The unsettling alchemy of water, iron, air, and even the concrete of these totemic structures—half-Japanese temple, half-submerged Atlantis—is powerfully rendered in her carefully framed shots.
Always attentive to the erect, sculptural quality of her subjects, Francesca Piqueras moves us once again by layering an unintentional work of art—crafted by engineers and sculptors of wartime utility—onto the canvas of political and military tactics.
From dawn to dusk, light transforms this scattered ghost town into a mythic tableau, equal parts aquatic and dreamlike. A light unique to the vision of Francesca Piqueras, brought to life through her ever-innovative choices.
Celebrating nature’s triumph over human arrogance and fear, this new exhibition invites us to follow the ochre thread that her alluring work has woven for years—a magnificent boundary between our fragile world and the beauty of dreams standing tall.
— Stéphane Héaume, January 2014